(Le Potentiel)
Le Congo a toujours été un objet de convoitises internationales. Après la traite négrière, menée au fouet et au mousqueton, il y eut, au nom de la lutte contre l’esclavage, le règne de la chicotte, ce fouet en peau de rhinocéros qui sanctionnait ceux qui refusaient de livrer leurs ballots de caoutchouc ou qui fuyaient pour ne pas descendre dans les mines de cuivre.
Grâce à la prédation coloniale, menée en costume cravate et bardée de principes civilisateurs, la Belgique réussit à sortir de la deuxième guerre mondiale sans être accablée de dettes. Grâce à l’uranium du Katanga, mis à la disposition des alliés américains à prix d’ami, le colonisateur put faire bonne figure parmi les vainqueurs de la guerre et participer à la fondation des grandes institutions dites de Bretton Woods, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale qui, jusqu’aujourd’hui mènent le monde.
Le temps de la cueillette, des enveloppes, des valises
Après une indépendance chaotique, dont le héros, Patrice Lumumba, fut assassiné sur ordre des Américains et des Belges car il voulait que ses compatriotes congolais bénéficient du fruit des richesses de leur pays, la prédation en toque de léopard et canne de chef s’ajouta à la prédation en col blanc : durant 32 ans, le maréchal Mobutu, maintenu au pouvoir grâce au soutien occidental, s’employa à piller le pays, à gaspiller les ressources.
C’était le temps de la cueillette, celui des enveloppes, des valises et, vers la fin, celui des caisses de nouveaux billets imprimés à Munich et que l’on appelait «tourne à gauche ».
En effet, dès leur arrivée à l’aéroport de Kinshasa, certaines malles prenaient la direction de la Banque centrale, mais beaucoup d’autres étaient dirigées vers le bateau présidentiel où, de nuit, les leaders politiques venaient monnayer leurs trahisons.
Avec un tel héritage, où la corruption était devenue une institution nationale, comment s’étonner de l’effondrement des systèmes de références ?
Au début des années 90, la conférence nationale souveraine, vaste exercice qui avait réuni toutes les forces de la nation, s’était clôturée sur un échec, sans tirer au clair les assassinats politiques ni analyser les leviers de la prédation économique.
Alors que la fin de la guerre froide avait rendu inutile un vieux dictateur rongé par le cancer et que l’armée nationale se résumait à une garde présidentielle entourée d’une pléthore de soldats non payés et démotivés, le Zaïre, qui allait bientôt redevenir le Congo, était l’archipel de la débrouillardise, du chacun pour soi.
Les techniques de la première guerre du Congo étaient simples
Une vaste zone grise au cœur de l’Afrique où, par manque de sécurité ou de connaissance du terrain, les grands acteurs économiques avaient renoncé à investir tandis que la presse internationale évoquait volontiers un « Etat en faillite »…
En 1994, l’afflux de réfugiés rwandais, parmi lesquels de nombreux auteurs du génocide, acheva de fragiliser l’Est du Congo et l’installation d’un million et demi de civils et d’hommes en armes dans des camps gérés par la communauté internationale fut perçu comme une menace existentielle par le nouveau régime rwandais dont Paul Kagame était l’homme fort.
En octobre 1996, éclata ce que l’on pourrait appeler une « guerre gigogne ». La guerre des fantassins, des bottes en caoutchouc et des kalachnikovs…A l’avant plan, des hommes venus du Rwanda et d’Ouganda.
Ils avaient entrepris de détruire les camps de réfugiés, de pourchasser impitoyablement les « génocidaires » et au cours de leur avancée, pas moins de 200.000 personnes furent portées disparues.
Certains de ces « libérateurs », poussant jusque Kisangani, rêvaient de détacher de Kinshasa l’Est du Congo. A leurs côtés se trouvaient des Congolais, opposants de longue date à Mobutu comme Laurent-Désiré Kabila. Ils pensaient que l’heure de la revanche avait sonné, qu’il était temps de ressusciter les idées nationalistes de Lumumba.
Les techniques de cette première guerre du Congo étaient simples : avancer, tuer, chasser les populations civiles, séduire et enrôler les jeunes dans une aventure qui, sept mois plus tard, devait mener à la chute du dictateur, instaurer à Kinshasa un ordre nouveau…
A cette époque, qui remarquait les conseillers militaires américains stationnés à Goma ? Qui s’interrogeait sur le fait que des sociétés minières comme American Mineral Fields, basée à Atlanta, la ville de la famille Clinton, prêtaient leurs avions pour transporter les chefs rebelles et à Lubumbashi, signaient des contrats miniers avant même la chute du régime Mobutu ?
Le financement de cette première guerre était simple, car le Zaïre, rebaptisé République démocratique du Congo, avait encore de beaux restes : une usine de retraitement de minerai, démontée au Sud-Kivu, fut remontée de l’autre côté de la frontière.
Des avions militaires, qui apportaient des hommes et des armes, repartaient chargés de marchandises, des centaines de véhicules, portant des plaques «zaïroises » circulaient désormais à Kampala et Kigali.
Dans une ville enclavée comme Kisangani, les habitants en étaient réduits à pédaler sur les tolekas, les vélos taxis à la selle recouverte de laine tricotée.
C’était le hold-up du siècle, perpétré au nom de la sécurisation des frontières, du renversement d’un dictateur honni, de la libération d’un peuple. Mais la façade dissimulait des ambitions à plus long terme : comment pouvait-on laisser en friche cet immense pays, la plus vaste forêt du monde, le plus grand bassin hydrographique, des centaines de sites miniers inexploités ?
L.D.Kabila refusa d’être « coiffé » par un bureau politique nommé à Kigali et Kampala
Il y eut cependant une erreur de casting : Laurent Désiré Kabila, devenu président, refusa d’endosser le rôle qu’on lui avait dévolu, être le fondé de pouvoir d’intérêts étrangers.
L’ancien maquisard, qui avait accueilli Che Guevara , refusa d’être « coiffé » par un bureau politique nommé à Kigali et Kampala. Il dénonça les contrats miniers qu’il avait lui-même signés en temps de guerre et adjura la population de compter d’abord sur ses propres forces, créant des « comités de pouvoir populaire », afin de stimuler les initiatives locales et de pouvoir se passer de l’aide étrangère…
Il fallut une année pour que Kabila se décide, fin juillet 1998, à congédier les militaires rwandais qui l’avaient porté au pouvoir et leur demande de regagner leur pays. Il fallut alors moins de 48 heures au Rwanda pour retraverser la frontière et mettre sur pied un mouvement présenté comme « congolais », le Rassemblement congolais pour la démocratie, dans lequel des Tutsis originaires du Congo jouaient un rôle prédominant tout en prenant leurs ordres à Kigali. L’Ouganda ne fut pas en reste : il encouragea Jean-Pierre Bemba, un ancien mobutiste, de fonder à son tour un mouvement rebelle, le Mouvement pour la libération du Congo qui fut soutenu dans un premier temps par des troupes ougandaises.
Cette guerre, entamée le 2 août 1998, sera bien vite appelée la « première guerre mondiale africaine » car Kabila appela ses alliés à la rescousse : le Zimbabwe et l’Angola envoyèrent des renforts qui épaulèrent les faibles troupes gouvernementales et stoppèrent l’avancée des rebelles.
Durant cette guerre là, le Congo faillit éclater : il était divisé en plusieurs zones distinctes, qui n’avaient pas de contact entre elles, et chacun des belligérants finançait son effort militaire en puisant dans les ressources locales.
Si l’Est du pays était mis en coupe réglée, les Zimbabwéens se payaient avec les diamants du Kasaï tandis que les Angolais obtenaient d’importantes concessions leur permettant d’exploiter le pétrole des eaux territoriales communes.
La prédation, en ces années là, était simple : « take the money and run… ». « Il s’agît d’une guerre autofinancée » assuraient des financiers rwandais, elle ne pèse pas sur le budget de notre pays ».
Lorsque les négociations s’engagèrent à Lusaka en 1999, les représentants de la communauté internationale veillèrent, pour mettre Kabila en minorité, à placer sur le même pied les forces rebelles et les représentants du gouvernement mais le vieux rebelle, contraint de signer, s’employa à saboter l’arrangement : il encouragea la renaissance, dans l’Est du pays, des anciens groupes d’autodéfense villageois, les Maï-Maï qui combattirent en avant des lignes gouvernementales…
En 2001, Laurent Désiré Kabila, l’homme qui défendait farouchement la souveraineté menacée de son pays, fut assassiné par un de ses gardes du corps soudoyé par des Libanais avec de l’argent américain. Antoine Vumilia, ici présent, pourrait nous en dire plus sur le sujet…
Des cartes couvertes de propriétés accordées aux candidats investisseurs
Dans les capitales occidentales, le soulagement fut palpable. Joseph Kabila, 28 ans, fut désigné pour succéder à son père à la tête d’un pays occupé, morcelé, pillé par plusieurs armées étrangères.
Rompant avec le radicalisme de son père, il fut obligé de louvoyer, de conclure des compromis afin d’obtenir, pas à pas, non seulement la fin des hostilités, mais le retrait des troupes étrangères, la réunification du pays.
Rwandais et Ougandais, soutenus par les Américains, n’acceptèrent de retirer leurs troupes qu’à la condition de voir leurs alliés et complices, les « proxys », ou « collaborateurs » intégrer le gouvernement central.
En attendant des élections générales, fixées à 2006, une étrange formule « un plus quatre », comprenant un président, flanqué de quatre vice présidents dont deux représentaient les rebelles d’hier, vit alors le jour.
Les troupes étrangères, officiellement, quittèrent le pays mais, dans les provinces de l’Est, une vingtaine de mouvements armés demeurèrent opérationnels, avec comme caractéristique commune de fonctionner en pillant les ressources locales et en terrorisant la population.
C’est à cette période que le Docteur Mukwege, le gynécologue de Panzi, près de Bukavu, commença à dénoncer l’utilisation du viol des femmes comme arme de guerre, pour terroriser et soumettre des populations et s’emparer de leurs richesses.
Jusqu’aujourd’hui, les victimes de cette « grande guerre africaine » n’ont pas été dénombrées. On cite le chiffre de quatre ou six millions de morts, c’est-à-dire de personnes emportées par la violence, les exodes, le travail forcé, la privation de soins médicaux.
Si le chiffre exact des victimes ne sera jamais connu, un jour peut-être ira-t-on déterrer les 600 charniers et autres fosses communes qui s’égrènent dans l’Est du pays, depuis le grand Nord du Kivu jusqu’à la frontière du Burundi…
En 2002, alors que le Congo n’était pas dirigé par une autorité légitime, mais par des hommes qui étaient tous issus de la lutte armée, la Banque mondiale dicta pratiquement un Code minier d’inspiration très libérale. Il était censé attirer les investissements étrangers par des mesures exceptionnellement favorables : exonérations d’impôts durant quinze ans, rapatriement des bénéfices etc..
Au cours des années qui suivirent, les cartes du Congo se couvrirent de carrés, de propriétés accordées à tous les candidats investisseurs qui, sans même se rendre sur le terrain, avaient obtenu des « concessions » à Kinshasa.
Les prédations de la première guerre s’étaient menées à la kalachnikov, avec des enfants soldats et des lance roquettes. Les prédations de la deuxième s’étaient accompagnées de chars de combat, de mitrailleuses lourdes.
Les prédations qui suivirent les accords de paix furent menées avec des moyens plus sophistiqués que les pelles et les burins, avec des Caterpillar et des pelleteuses qui dévoraient les collines, des camions remorques qui franchissaient les postes frontières chargés de terre brute, des avions qui transportaient les lingots d’or
Peu à peu, le Congo retrouva sa place dans l’ordre du monde : premier producteur de cobalt, deuxième producteur de cuivre, avec un million de tonnes par an, premier producteur de coltan…
Les premières élections démocratiques, supervisées par la communauté internationale, eurent lieu en 2006 et Joseph Kabila légalisa son pouvoir. En 2011, il fut reconduit, à l’occasion d’un nouveau scrutin, très contesté et marqué par de nombreuses irrégularités et son deuxième, et en principe dernier mandat doit s’achever en 2016.
La guerre à l’Est ne s’est pas pour autant terminée : malgré la présence de 20.000 Casques bleus, la plus importante et la plus coûteuse des opérations de paix de l’ONU, les groupes armés se sont maintenus.
Les FDLR (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda), nouveau nom des génocidaires de 1994, sont toujours présents. Ils exploitent des carrés miniers, enlèvent des femmes congolaises et des milliers d’enfants, comme des petites graines plantées en terre étrangère, sont issus de leurs viols.
Certains groupes armés congolaises sont démobilisés, d’autres reprennent les armes, pour défendre leur terroir, pour lutter contre des rebelles poussés par Kigali.
La formule élaborée lors des accords de paix de 2002, permettant la réintégration au sein de l’armée nationale des groupes rebelles démobilisés et l’amnistie sinon la promotion de leurs chefs, a eu des effets pervers : l’armée nationale est désormais infiltrée par des combattants d’origine étrangère et par des hommes qui ne connaissent que la violence et la rapine..
Durant toutes ces années, jamais le Rwanda et dans une moindre mesure l’Ouganda n’ont renoncé à leur volonté de garder une main mise sur l’Est du Congo, qu’ils considèrent comme leur hinterland économique.
Malgré la mise en échec, en novembre 2013 du M23, le dernier des grands groupes rebelles soutenus par Kigali, l’instabilité persiste. Dans le « grand Nord» du Kivu, à Beni, affrontements et atrocités demeurent quotidiens, car les politiciens congolais eux-mêmes ont retenu la leçon de l’impunité instaurée par les accords de paix : levez une troupe, tuez des civils, puis négociez votre reddition en échange d’un grade d’officier ou d’un poste de ministre…
Les rebellions à répétition représentent aussi une forme de pression économique: c’est au moment où Kinshasa entreprenait de réviser les contrats miniers et de revoir certaines dispositions du Code qu’éclata la guerre dirigée par le chef rebelle Laurent Nkunda, aujourd’hui réfugié à Kigali.
Alors que j’allais l’interviewer dans son fief proche du Rwanda, je me souviendrai toujours d’avoir croisé des hommes d’affaires américains qui sortaient d’un entretien avec lui, et vantaient ses bonnes dispositions…
Des Congolais invités à témoigner eux-mêmes de leurs souffrances
Je voudrais conclure en vous remerciant de m’avoir invitée à Berlin, une ville où fut décidé, en 1885, le partage de l’Afrique. C’est ici que furent dessinées les frontières actuelles du Congo et en particulier des provinces de l’Est, des frontières contestées jusqu’aujourd’hui.
C’est ici que fut décidée une spoliation des ressources qui se poursuit toujours. C’est ici que l’on posa les prémices des guerres du futur, qui sont aujourd’hui d’autant plus âpres que de nouveaux acteurs, les Chinois et les Asiatiques en général, veulent prendre place à la table.
Mais grâce au Tribunal sur le Congo, c’est ici aussi que ces vols à main armée et ces crimes en col blanc connaissent un début de jugement et que des Congolais, enfin, sont invités à témoigner eux-mêmes de leurs souffrances et de leurs luttes.